CHAPITRE TROIS
Julie descendit lentement les marches de l’escalier, les pieds dans des chaussons, les plis de son peignoir de dentelle dans une main afin de ne pas trébucher, les cheveux rejetés librement sur les épaules.
Elle vit le soleil avant toute autre chose au moment où elle entra dans la bibliothèque – ce grand flot de lumière jaune qui inondait le jardin d’hiver, au-delà des portes ouvertes.
De longs rayons obliques tombaient sur le masque de Ramsès le Damné, sur les sombres couleurs du tapis d’Orient et sur la momie proprement dite, debout dans son cercueil ouvert, le visage et les membres prenant des reflets dorés comme les sables du désert, à midi.
La pièce s’illumina devant le regard de Julie. Le soleil explosa littéralement sur les pièces à l’effigie de Cléopâtre ainsi que sur le buste de marbre de la reine. Il frappa l’albâtre translucide des rangées de pots et illumina les ors de la pièce ainsi que les titres au dos des livres.
Julie ne bougea pas et laissa la chaleur l’envelopper. L’odeur puissante du musc disparaissait. La momie semblait vibrer, comme si elle réagissait à la chaleur, soupirer comme une fleur qui s’entrouvre. Quelle envoûtante illusion ! Bien entendu, elle n’avait absolument pas bougé, mais, d’une certaine façon, elle paraissait plus pleine, ses bras puissants et ses épaules avaient un aspect plus rond.
« Ramsès », murmura-t-elle.
Elle entendit à nouveau le son qui l’avait fait sursauter, la nuit dernière. Mais non, ce n’était pas un bruit, pas vraiment. Rien que le souffle de cette grande maison. Du plâtre et des boiseries sous l’effet du soleil du matin. Elle ferma un instant les yeux. Le pas de Rita sonna dans le hall d’entrée.
« Je vous le dis franchement, mademoiselle, je n’aime pas voir cette chose dans la maison », déclarait Rita. Était-ce son plumeau qui caressait les meubles de la salle de séjour ?
Julie ne tourna pas la tête. Elle regardait la momie. Elle s’en était approchée et contemplait son visage. Mon Dieu, elle ne l’avait pas vraiment vu, la nuit dernière, il n’y avait pas cette lumière chaude. Cette chose, ç’avait été un homme vivant…
« Elle me donne la chair de poule, ça, je peux vous le jurer.
— Ne soyez pas ridicule, Rita, apportez-moi le café, voulez-vous ? »
Elle s’approcha encore plus de la chose. Après tout, nul ne pouvait l’en empêcher. Elle pouvait la toucher si elle le désirait. Elle entendit Rita s’éloigner. La porte de la cuisine s’ouvrit et se referma. Alors elle tendit la main et toucha les bandelettes de lin qui recouvraient le bras gauche.
« Je ne veux pas qu’ils t’emmènent, dit-elle. Je te regretterai lorsque tu ne seras plus là, mais je ne les laisserai pas te disséquer. Ça, je te le promets. »
Étaient-ce des cheveux bruns qu’elle voyait sous les bandelettes qui ceignaient le crâne ? Mais elle devait oublier les détails et s’intéresser au tout. Cette momie avait une personnalité étonnante, on eût dit une sculpture exquise. Ramsès à la haute stature, aux épaules larges, à la tête inclinée et aux mains croisées dans cette attitude de résignation.
Les mots du carnet lui revinrent avec une précision étonnante.
« Tu es immortel, mon amour, dit-elle. Mon père y a pourvu. Tu nous maudis peut-être d’avoir ouvert ta tombe, mais des milliers de gens viendront te voir, des milliers de gens prononceront ton nom. Tu vivras à tout jamais…»
C’était si étrange qu’elle était au bord des larmes. Son père était mort. Et elle se trouvait là, en compagnie de cette chose qui avait tant signifié pour lui. Son père reposait au Caire, dans une tombe anonyme, ce qu’il l’avait souhaité, et Ramsès le Grand était devenu la coqueluche de Londres.
Elle sursauta au son de la voix de Henry.
« Tu fais comme ton père, tu parles encore à cette satanée chose.
— Seigneur, je ne savais pas que tu étais là ! D’où viens-tu ? »
Il se tenait entre les deux salons, sa cape de serge négligemment jetée sur une épaule. Mal rasé, ivre apparemment. Et ce sourire à vous glacer les sangs…
« Je suis censé veiller sur toi, dit-il, tu ne t’en souviens pas ?
— Mais si, et je suis certaine que tu en es enchanté.
— Où est la clef de l’armoire aux alcools ? Il est tout le temps fermé. Pourquoi Oscar fait-il cela ?
— Oscar a congé jusqu’à demain. Peut-être devrais-tu prendre un café, cela te ferait le plus grand bien.
— Ah vraiment ? »
Il ôta sa cape et marcha sur elle avec arrogance tout en balayant du regard le salon égyptien comme s’il n’en approuvait pas totalement le contenu.
« Tu ne me laisses jamais tomber, n’est-ce pas ? dit-il avec un nouveau sourire. Mon amie d’enfance, ma cousine, ma petite sœur ! Je déteste le café. Je préférerais du porto ou du sherry.
— Je n’en ai pas. Tu ferais mieux de monter te coucher. »
Rita semblait attendre des instructions.
« Du café pour M. Stratford, je vous prie, Rita », dit Julie en voyant qu’il n’avait pas bougé. Il contemplait la momie comme s’il ne l’avait jamais vue. « Est-ce vrai que père lui parlait ainsi ? demanda-t-elle. Comme je viens de le faire ? »
Il ne répondit pas immédiatement, se détourna et alla inspecter les pots d’albâtre.
« Oui, il lui parlait comme si elle avait pu lui répondre. En latin. Si tu veux mon avis, ton père était malade depuis quelque temps. Trop d’années passées dans le désert à gaspiller son argent à ramasser des statues, des cadavres et tout ce qui traîne. »
Ses mots lui faisaient mal, il y avait en eux tant de haine. Il s’arrêta devant l’un des pots, le dos tourné à Julie. Dans le miroir, elle vit qu’il ricanait.
« Cet argent était à lui, me semble-t-il, dit-elle. Il nous en a laissé suffisamment. »
Il pivota sur ses talons.
« Ça veut dire quoi, ça ?
— Eh bien, que tu n’as pas très bien géré ta part, non ?
— J’ai fait de mon mieux. Qui es-tu pour me juger ainsi ? » lui lança-t-il.
Le soleil illuminait son visage et lui donnait un air effroyablement vicieux.
« Que fais-tu des actionnaires de la Stratford Shipping ? Pour eux aussi, tu as fait de ton mieux ? Ou est-ce que cela aussi ne me regarde pas ?
— Attention, ma petite. » Il se rapprocha d’elle. Il adressa un regard plein de morgue à la momie comme si elle était témoin de cette scène, puis il ferma à demi les yeux pour dire à Julie : « Mon père et moi-même constituons la seule famille qui te reste à présent. Tu as plus besoin de nous que tu ne penses. Après tout, qu’est-ce que tu connais au commerce ou aux expéditions ? »
Il avait marqué un point, mais l’avait aussitôt perdu. Elle avait besoin d’eux, c’était certain, mais cela n’avait rien à voir avec les affaires. Elle avait besoin d’eux parce qu’ils étaient du même sang.
Elle ne voulait pas qu’il se rende compte de son trouble. Elle se tourna vers les fenêtres du devant, celles qui donnaient sur le nord, là où le jour ne semblait pas vouloir poindre.
« Je sais combien font deux et deux, mon cher cousin, dit-elle. Et cela me place dans une position des plus inconfortables. »
Avec soulagement, elle vit Rita entrer, le dos courbé comme si elle portait une lourde charge. La domestique posa le service à café en argent sur la table du salon, non loin de Julie.
« Merci, ma chère. Ce sera tout pour l’instant. »
Rita disparut, non sans avoir adressé un regard appuyé au cercueil. Julie se retrouva donc seule avec son cousin, qui se tenait juste devant Ramsès.
« Venons-en au fait », dit-il. Il ôta sa cravate de soie et la fourra en boule dans sa poche. Sa démarche était hésitante.
« Je sais ce que tu veux, dit-elle. Je sais ce que toi et oncle Randolph voulez tous les deux. Mais, surtout, je sais ce dont vous avez besoin. Ce que père vous a légué ne couvrira en rien tes dettes. Seigneur, vous avez fait du beau travail.
— Qu’elle est moralisatrice ! » dit Henry. Il ne se tenait plus qu’à une trentaine de centimètres de la jeune femme, le dos tourné au soleil et à la momie. « La suffragette, la petite archéologue. Et maintenant, tu te lances dans les affaires, c’est ça ?
— Je vais essayer », dit-elle froidement. La colère de Henry attisait la sienne. « Que puis-je faire d’autre ? Tout remettre entre les mains de ton père ? Mon Dieu, comme je te plains !
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? » demanda-t-il. Son haleine empestait l’alcool, son visage était assombri par sa barbe naissante. « Tu vas réclamer notre démission ?
— Je ne sais pas encore. » Elle lui tourna le dos. Elle se rendit dans le premier salon et ouvrit le petit secrétaire. Elle s’assit et prit son carnet de chèques avant d’ouvrir l’encrier.
« Dis-moi, cousine, quel effet cela fait-il de posséder bien plus que l’on ne pourra jamais dépenser, surtout quand l’on n’a rien fait par soi-même ? »
Elle lui tendit son chèque, les yeux baissés, puis elle marcha jusqu’à la fenêtre et souleva le rideau de dentelle afin de regarder dans la rue. Henry, va-t’en, je t’en prie, se disait-elle tristement, inconsolablement. Elle ne voulait pas faire de peine à son oncle. Elle ne voulait faire de mal à personne. Il n’empêche qu’elle était au courant depuis plusieurs années des frasques de Henry. Son père et elle en avaient discuté la dernière fois qu’elle s’était rendue au Caire.
Le silence qui l’entourait la mettait mal à l’aise. Elle se retourna pour regarder le salon égyptien, où l’attendait son cousin, immobile. Ses yeux étaient froids, comme privés de vie.
« Quand tu épouseras Alex, tu nous déshériteras, c’est cela ?
— Pour l’amour du Ciel, Henry, laisse-moi tranquille ! »
Il y avait quelque chose d’étonnant chez Henry, dans la dureté de son visage. Il n’était plus tout jeune. Il avait même l’air vieux, avec sa culpabilité et son aveuglement. Aie pitié de lui, se dit-elle. En quoi peux-tu l’aider ? Confie-lui une fortune et elle sera dilapidée dans moins de quinze jours. À nouveau, elle contempla la rue plongée dans l’hiver londonien.
Les premiers passants. Une nourrice promène des jumeaux dans un landau. Un vieil homme presse le pas, un journal sous le bras. Et le garde du British Museum, avachi sur les marches, juste sous la fenêtre. Plus loin, au domicile de Randolph, Sally, la femme de ménage, bat les tapis devant la porte d’entrée et croit que personne ne peut la voir.
Pourquoi n’y avait-il aucun bruit derrière elle, dans le double salon ? Pourquoi Henry ne prenait-il pas la porte ? Peut-être était-il déjà parti, mais non, elle perçut un petit bruit furtif, le choc d’une cuillère contre une tasse de porcelaine. Ce satané café.
« Je ne sais pas comment on a pu en arriver là, dit-elle, toujours tournée vers la rue. Salaires, primes, jetons de présence, vous aviez tout.
— Non, ma chère, c’est toi qui as tout. »
Bruit de café que l’on verse. Pour l’amour du Ciel !
« Écoute, ma petite, dit-il d’une voix lasse. Je n’ai pas plus envie que toi de discuter de cela. Viens, assieds-toi. Prenons une tasse de café ensemble comme des gens civilisés. »
Il lui était impossible de faire le moindre geste.
« Viens prendre une tasse de café avec moi, Julie. »
Était-il possible d’éviter cela ? Elle se tourna, les yeux baissés, et revint vers la table, ne relevant la tête qu’au tout dernier instant, pour voir Henry, une tasse fumante dans sa main tendue.
Mais elle n’eut pas vraiment le temps de graver cette scène dans sa mémoire. Ce qu’elle vit derrière son cousin la paralysa. C’était impossible, et pourtant ses sens ne la trompaient pas.
La momie était en mouvement. Son bras droit était tendu, d’où pendaient des bandelettes déchirées, quand elle sortit du cercueil doré ! Julie ne pouvait même pas crier. La momie s’avançait vers elle – vers Henry, qui lui tournait le dos – d’une démarche hésitante, tandis que de la poussière s’envolait de ses linges pourris et qu’une forte odeur de moisi envahissait la pièce.
« Bon Dieu, mais qu’est-ce que tu as ? » s’écria Henry.
La créature s’était placée derrière lui, et sa main tendue se refermait sur sa gorge.
Henry se retourna, levant les mains par réflexe pour se protéger. La tasse de café retomba sur le plateau d’argent. Un grognement s’échappa de ses lèvres quand la créature entreprit de l’étrangler. Ses doigts s’agrippaient aux linges corrompus, la poussière s’éleva par volutes quand la momie dégagea son bras gauche pour mieux enserrer son adversaire.
Henry poussa un cri ignominieux et se débarrassa de la créature avant de tomber à quatre pattes. Il s’empressa de se relever et traversa le salon à toute allure avant de gagner le hall d’entrée et la porte.
Muette de terreur, Julie contemplait la silhouette sinistre agenouillée à côté de la table de salon, haletante.
Elle crut perdre la raison. Parcourue de tremblements violents, elle recula devant cette créature en haillons, ce mort qui était revenu à la vie, mais semblait maintenant incapable de se relever.
Est-ce qu’il la regardait ? Est-ce que ses yeux voyaient à travers ces bandelettes déchirées ? Des yeux bleus… L’être tendit la main vers Julie, qui grelottait littéralement. Sa tête commençait à tourner. Ne t’évanouis pas. Quoi qu’il arrive, ne t’évanouis pas.
Soudain, l’être ne s’intéressa plus à elle. Il porta son regard sur le cercueil, à moins que ce ne fût sur le jardin d’hiver inondé de lumière.
Elle l’entendait respirer. Vivant ! Mon Dieu, il était vivant ! Il tenta de se mettre sur pied, retomba et se traîna lamentablement sur les genoux.
Il quitta ainsi le salon plongé dans la pénombre et s’éloigna de Julie pour gagner la bibliothèque où pénétrait le soleil. Là, il s’arrêta et respira à pleins poumons, comme si la lumière et non pas l’air lui était vitale. Il se souleva un peu plus sur les coudes et rampa vers le jardin d’hiver avec une vitesse accrue. Les bandelettes de lin de ses bras et de ses jambes s’arrachaient et laissaient une poussière grisâtre sur le sol.
Parfaitement consciente de ce qu’elle faisait, Julie le suivait.
Une fois parvenu dans le jardin d’hiver, l’être s’arrêta près de la fontaine et roula sur le dos, une main tendue vers la véranda, l’autre bien à plat sur la poitrine.
Sans faire de bruit, Julie pénétra à son tour dans le jardin d’hiver. Elle tremblait toujours, mais elle s’approcha au point de se placer juste au-dessus de la créature.
Son corps se gonflait au soleil, il ne cessait de gagner en robustesse ! Julie entendait les bandelettes craquer, elle voyait la poitrine de l’être se soulever avec régularité.
Et son visage, oh ! son visage… De grands yeux bleus brillaient sous le lin. L’être porta la main à son visage et arracha cet ultime écran, révélant ainsi son regard et dégageant ses cheveux bruns.
Il se mit à genoux avec beaucoup de grâce et plongea dans la fontaine ses mains encore bandées. Il porta l’eau à ses lèvres et but avec de grands soupirs de soulagement. Il s’arrêta enfin et présenta à la jeune femme un visage rayonnant d’intelligence !
Elle ne put s’empêcher de pousser un petit cri de surprise. L’être se releva.
Sans se hâter, il arracha les derniers fragments d’étoffe qui recouvraient sa tête, libérant des cheveux bruns et ondulés qui lui tombaient jusqu’à la nuque. Ses yeux la contemplaient avec fascination.
Elle allait s’évanouir. Cela ne lui était jamais arrivé, mais elle savait que c’était cela qui allait se produire. Ses jambes ne la portaient plus, sa vision se troublait. Non ! Elle ne pouvait tout de même pas perdre conscience alors qu’une momie était revenue à la vie !
Elle revint dans le salon égyptien, trempée de sueur, les doigts refermés sur son peignoir de dentelle.
L’être l’observait comme s’il voulait vraiment savoir ce qu’elle avait en tête. Il continua d’ôter les bandelettes de son cou, de ses épaules et de sa poitrine, découvrant totalement celle-ci.
Il fit un pas en direction de Julie. Elle recula. Il fit un autre pas. Elle recula encore, jusqu’au second salon. Sa main effleura le plateau d’argent posé sur la petite table.
D’un pas égal, sans faire de bruit, s’avançait vers elle cet homme au corps superbe et aux grands yeux pleins de douceur.
Mon Dieu, est-ce que tu es en train de perdre la raison ? Il est beau, certes, mais il a essayé de tuer Henry !
L’être s’arrêta devant la table. Il regarda la cafetière d’argent et la tasse renversée. Il prit quelque chose sur le plateau. Un mouchoir froissé. Oublié par Henry ? Il désigna le café renversé, puis, d’une voix mâle et sonore, dit :
« Viens prendre une tasse de café avec moi, Julie. »
Un accent britannique parfait ! Et ces mots si familiers ! Julie se sentit ébranlée. Ce n’était pas une invitation, non, mais une imitation. Il imitait Henry ! Les mêmes intonations. C’étaient les paroles mêmes de Henry !
Il montra le mouchoir, qui s’était déplié. Une poudre blanche en tomba, étincelante comme des cristaux de neige. Puis il désigna les pots d’albâtre. Le couvercle de l’un d’eux avait été ôté ! Et, de nouveau, avec cet accent anglais impeccable :
« Buvez votre café, oncle Lawrence. »
Julie ne put retenir un gémissement. Il n’y avait pas d’erreur possible ! Henry avait empoisonné son père, et cet être avait été témoin de son forfait. Henry avait tenté de l’empoisonner, elle, Julie. Elle cherchait de toutes ses forces à nier l’évidence, et elle ne le pouvait pas. Elle savait que les choses s’étaient bien passées ainsi, de même qu’elle savait que cette créature était bien vivante, que l’immortel Ramsès était revenu à la vie, qu’il avait abandonné ses bandelettes funéraires et se dressait à présent devant elle, auréolé de soleil.
Ses jambes fléchissaient. Elle n’y pouvait rien et voyait les ténèbres monter autour d’elle. Comme elle se sentait partir, elle vit la grande silhouette s’avancer et sentit des bras puissants la soulever, la porter, si délicatement qu’elle s’abandonna.
Elle ouvrit les yeux et découvrit le visage de cet être, non, de cet homme ! Ce merveilleux visage. Elle entendit Rita crier dans le hall d’entrée. Puis les ténèbres l’engloutirent.
« Mais qu’est-ce que tu me racontes ? »
Randolph n’était pas bien réveillé. Il repoussa les couvertures et chercha sa robe de chambre de soie, en boule au pied du lit.
« Tu oses me dire que tu as laissé ta cousine seule à la maison avec cette chose ?
— Je viens de vous dire qu’elle a essayé de me tuer ! criait Henry, à la limite de la démence. C’est ça que je vous dis ! Cette satanée chose est sortie de son cercueil et a voulu m’étrangler de ses mains !
— Bon sang, où sont mes pantoufles ? Espèce d’imbécile, elle est restée seule avec lui ! »
Pieds nus, il s’élança dans l’escalier.
Elle ouvrit les yeux. Elle était assise sur le sofa, et Rita lui tapotait la main tout en poussant de petits cris.
La momie se tenait là, à ses côtés. Elle avait rejeté les linges pourris qui la recouvraient et était nue jusqu’à la taille. Un dieu, voilà à quoi elle ressemblait en cet instant. Et ce sourire…
L’homme s’approcha d’elle. Il avait les pieds nus.
« Julie, dit-il doucement.
— Ramsès », murmura-t-elle.
L’homme hocha la tête, son sourire s’élargit.
« Ramsès ! » dit-il avec une certaine emphase, et il inclina la tête.
Mon Dieu, se dit-elle, ce n’est pas seulement un homme d’une grande beauté, c’est l’homme le plus beau que j’aie jamais vu !
La tête lui tournait, mais elle s’obligea à se lever. Rita était accrochée à elle, mais elle s’en débarrassa, puis la momie – l’homme – lui offrit sa main.
Ses doigts étaient chauds et poussiéreux. Elle le regardait droit dans les yeux. Sa peau était semblable à celle de tout être humain, mais peut-être était-elle plus douce, plus lisse, plus colorée, comme celle d’une personne qui vient de courir et a les pommettes légèrement rosies.
Il tourna brusquement la tête. Elle aussi avait entendu. Des voix dans la rue, une discussion assez vive. Une automobile s’était arrêtée devant la maison.
Rita se précipita vers la fenêtre.
« C’est Scotland Yard, mademoiselle, Dieu merci !
— Mais c’est épouvantable ! Fermez tout de suite la porte à clef ! Mettez la chaîne !
— Mademoiselle !
— Faites ce que je vous dis ! »
Rita s’empressa d’obéir. Julie prit la main de Ramsès.
« Viens à l’étage avec moi, immédiatement, lui dit-elle. Rita, replacez le couvercle du cercueil. Il ne pèse presque rien. Hâtez-vous et rejoignez-moi. »
Rita avait à peine verrouillé qu’ils frappèrent à la porte et tirèrent la sonnette. Le tintement qui retentit dans la partie arrière de la maison surprit Ramsès. Ses yeux se portèrent sur les murs et le plafond comme s’il avait entendu le son parcourir les fils électriques jusqu’au mur de la cuisine.
Julie le tirait avec une certaine fermeté et, à son grand étonnement, il la suivit sans protester dans l’escalier.
Rita poussait de petits cris de détresse, mais cela ne l’empêcha pas de remettre en place le couvercle du cercueil.
Ramsès contemplait le papier mural, les portraits encadrés, les bibelots sur l’étagère, en haut des marches. Il s’étonna des vitraux des fenêtres. Il regarda le tapis de laine aux motifs de feuilles et de plumes.
Les coups frappés devenaient insupportables. Julie entendait son oncle Randolph qui l’appelait.
« Qu’est-ce que je dois faire, mademoiselle ? demanda Rita.
— Suivez-nous. » Elle s’adressa à Ramsès, lequel arborait un air à la fois patient et amusé. « Vous avez l’air normal ? murmura-t-elle. Parfaitement normal. Beau, mais normal. » Elle le poussa dans le couloir. « Rita, un bain ! cria-t-elle quand Rita apparut, toute tremblante. Faites couler un bain ! »
On ne frappait plus à la porte depuis un instant. Julie perçut un raclement de clef dans la serrure. Heureusement, il y avait la chaîne ! Les coups reprirent.
Ramsès lui souriait et semblait même sur le point de rire. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur des chambres et tomba en arrêt devant le plafonnier électrique.
« Tu verras cela plus tard ! » dit-elle, paniquée. L’eau coulait à gros bouillons dans la baignoire, la vapeur emplissait la pièce.
Il lui adressa un petit signe de tête complice et la suivit dans la salle de bains. Le carrelage brillant parut lui plaire. Il se tourna lentement vers la fenêtre et regarda le soleil qui jouait sur les vitres gelées. Il examina le loquet et ouvrit les deux battants de la fenêtre afin de découvrir les toits des maisons et le ciel matinal.
« Rita, les vêtements de père », dit Julie hors d’haleine. Ils forceraient la porte d’une minute à l’autre. « Vite, apportez-moi sa robe de chambre, ses mules, une chemise, tout ce que vous trouverez. »
Ramsès leva le menton et ferma les yeux. Il buvait au soleil. Julie voyait ses cheveux gonfler et se tordre aux rayons du soleil.
Mais bien sûr ! C’était lui qui avait tiré de ce sommeil peuplé de rêves, le soleil ! Il était trop faible pour se battre vraiment avec Henry, il avait dû ramper jusqu’à la lumière solaire pour recouvrer toutes ses forces.
En bas, on entendait crier : « Police ! » Rita revint avec une paire de mules et une pile de vêtements.
« Il y a des reporters, mademoiselle, ils sont nombreux, et Scotland Yard, et votre oncle Randolph…
— Oui, je sais. Descendez leur dire que nous arrivons, mais n’enlevez pas la chaîne ! »
Julie prit le peignoir de bain de soie et le plaça au portemanteau. Elle effleura l’épaule de Ramsès.
Il lui adressa un sourire chaleureux.
« Britannia », dit-il doucement. Julie éprouva une délicieuse ivresse. Elle lui désigna la baignoire. « Lavare ! » dit-elle. Cela ne voulait-il pas dire « se laver » ?
Il hocha la tête et posa les yeux sur les objets qui l’entouraient pour finir par la pile de vêtements.
« Pour toi ! » dit-elle en posant la main dessus, puis en montrant Ramsès du doigt. Si seulement elle pouvait se remémorer son latin. « Vêtements. »
Elle recula vers la porte.
« Reste ! dit-elle. Lavare. » Elle fit des gestes explicatifs et se prépara à sortir, quand la main puissante de l’homme se referma sur son poignet.
Elle avait le cœur battant.
« Henry ! » dit-il doucement. Son visage avait pris un air menaçant, mais elle n’était pas l’objet de cette menace.
Elle reprit son souffle. Elle entendait Rita crier quelque chose aux hommes qui cherchaient à entrer. Quelqu’un hurlait dans la rue.
« Non, ne t’en fais pas pour Henry. Pas maintenant. Je vais m’occuper de lui, tu peux en être certain. » Oh, mais il n’allait pas la comprendre. Elle lui fit signe de s’apaiser et lui retira la main. Il hocha la tête et la laissa s’en aller. Elle referma la porte et courut dans le couloir et l’escalier.
« Laissez-moi entrer, Rita ! » criait Randolph.
Julie se précipita au salon. Le couvercle avait été remis sur le cercueil ! Remarquerait-on les traînées de poussière sur le sol ? Non, personne n’y croirait, elle-même n’y aurait pas cru !
Elle ferma les yeux, respira à fond, puis pria Rita d’aller ouvrir la porte.
Elle prit un air compassé pour voir entrer en trombe son oncle Randolph, échevelé, les pieds nus et vêtu de sa seule robe de chambre. Le garde du musée le suivait, ainsi que deux hommes qui avaient l’air de policiers en civil.
« Mais, de grâce, que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Vous m’avez réveillée. Quelle heure est-il donc ? » Elle avait l’air perdu. « Rita, qu’y a-t-il ?
— Je vous assure que je n’en sais rien, mademoiselle », hurla pratiquement Rita. Julie lui fit signe de se calmer.
« Oh, ma chérie, j’ai eu si peur. Henry m’a dit…
— Oui ? Qu’a-t-il dit ? »
Les deux hommes en manteau gris avaient remarqué le café renversé. L’un d’eux regardait le mouchoir et la poudre blanche répandue sur le sol, pareille à du sucre semoule. Puis Henry apparut dans le hall d’entrée.
Elle le dévisagea. Il a tué mon père ! Mais elle se devait de rejeter cette pensée, de crainte de devenir folle. Elle le revit qui lui offrait une tasse de café.
« Que t’arrive-t-il, Henry ? lui demanda-t-elle d’une voix qui ne tremblait pas. Tu es sorti d’ici en courant il y a une demi-heure comme si tu avais vu un fantôme.
— Tu sais parfaitement ce qui s’est passé », murmura-t-il. Il était livide et suait à grosses gouttes. Il avait pris son mouchoir et s’essuyait la lèvre supérieure.
« Reprends-toi, enfin, dit Randolph à son fils. Explique-nous calmement ce que tu as vu.
— Permettez-moi de vous poser cette question, mademoiselle, dit le plus petit des hommes de Scotland Yard. Un intrus a-t-il cherché à pénétrer dans cette maison ? »
Une voix et des manières de gentleman. Elle ne se sentit plus aucune frayeur.
« En aucun cas, monsieur. Mon cousin a vu un intrus ? Henry, tu dois avoir mauvaise conscience. Tu as des hallucinations. Je n’ai vu personne ici. »
Randolph jetait des regards furibonds à Henry. Les hommes de Scotland Yard étaient en proie à la plus grande confusion.
Henry était fou de rage. Il paraissait sur le point de vouloir étrangler Julie de ses mains nues. Elle soutenait son regard. Tu as tué mon père, pensait-elle froidement. Et tu voulais me tuer. Je te hais, comme je n’ai jamais haï de toute ma vie !
« Le cercueil ! » s’écria Henry. Il s’accrochait à la porte comme s’il se refusait à pénétrer dans la pièce. « Ouvrez-le, je l’exige !
— Tu devras faire preuve de patience. Personne ne touchera à ce cercueil. Il abrite une relique unique au monde, qui appartient au British Museum et ne doit en aucun cas être exposée à l’air ambiant.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Henry, à la limite de l’hystérie.
— Calme-toi, lui dit Randolph. J’en ai assez entendu ! »
Il y eut des bruits dans la rue, des voix. Quelqu’un avait gravi les marches et regardait dans la maison.
« Henry, je ne tolérerai pas un tel désordre dans ma maison », dit sèchement Julie.
Les hommes de Scotland Yard dévisageaient Henry.
« Monsieur, si cette dame ne désire pas que l’on procède à une fouille…
— Bien sûr que non, l’interrompit Julie. Je pense que vous avez déjà perdu assez de temps. Comme vous pouvez le constater, rien ici n’a été dérangé. »
Certes, la tasse de café était renversée et le mouchoir tombé à terre, mais cela n’avait rien que de très anodin.
Nul ne vit ce qu’elle vit en cet instant – la silhouette de Ramsès descendre lentement l’escalier. Ils ne le virent pas traverser le hall et entrer dans la pièce. Julie était fascinée, et les autres s’en aperçurent, découvrant à leur tour l’objet de sa fascination – cet homme brun de haute stature avec son peignoir de bain de soie couleur lie-de-vin.
Elle en avait le souffle coupé. Il était majestueux, ainsi qu’il sied à un roi. Mais il paraissait également hors de ce monde, comme si sa cour n’était fréquentée que par des surhommes.
Porté par lui, le peignoir de soie prenait des airs exotiques. Les mules ressemblaient à celles des tombes anciennes. Sa chemise blanche n’était pas boutonnée, mais cela avait l’air étrangement « normal », peut-être parce que sa peau avait cet éclat et son torse cette fierté. Il y avait dans toute son allure un air de domination naturelle et non pas d’arrogance.
Henry était cramoisi. Il fixait des yeux la chemise ouverte et la bague en forme de scarabée que Ramsès portait à la main droite. Les deux inspecteurs ne pouvaient détacher leurs regards de lui. Et Randolph semblait totalement dérouté. Avait-il reconnu le peignoir qu’il avait offert à son frère ? Rita avait reculé contre le mur et plaquait une main sur sa bouche.
« Oncle Randolph, dit Julie en faisant un pas en avant, voici un bon ami de père, qui arrive tout juste d’Égypte. C’est un égyptologue renommé que père connaissait fort bien. Monsieur… Reginald Ramsey, j’aimerais vous présenter mon oncle, Randolph Stratford, et voici son fils, Henry…»
Ramsès observa Randolph avant de poser les yeux sur Henry, lequel lorgnait l’étranger d’un air stupide. Julie fit un geste pour demander à Ramsès de prendre patience.
« Je pense que ce n’est pas l’heure idéale pour faire connaissance, dit-elle. De plus, je suis très fatiguée…
— Mademoiselle Stratford, peut-être est-ce monsieur que votre cousin a vu, dit l’un des policiers.
— Oh, c’est très possible, répondit-elle. Mais je dois prendre soin de mon hôte à présent. Il n’a pas pris son petit déjeuner. Je dois…»
Henry savait, c’était évident ! Elle s’efforça de dire quelque chose de banal, qu’il était plus de huit heures, qu’elle avait faim. Pendant ce temps, sans détacher les yeux de Henry, Ramsès se faufila derrière les deux hommes de Scotland Yard et, d’un geste rapide et gracieux, ramassa le mouchoir et le glissa dans la poche de son peignoir.
Randolph arborait un air étonnamment perplexe ; l’un des deux policiers ne pouvait dissimuler son ennui.
« Tu as tout à fait raison, ma chérie, dit Randolph.
— Oh oui ! » Elle s’avança vers lui et le prit par le bras avant de le pousser vers la porte. Les hommes de Scotland Yard la suivirent.
« Je suis l’inspecteur Trent, madame, dit l’un d’eux. Et voici mon collaborateur, le sergent Galton. N’hésitez pas à nous appeler si besoin est.
— Je n’y manquerai pas. »
Henry était au bord de la crise d’apoplexie. Soudain, il bondit comme un fou, manqua la renverser et se précipita au-dehors vers la foule regroupée sur les marches.
« C’était la momie, monsieur ? lui cria quelqu’un. Vous avez vu la momie marcher ?
— C’était la malédiction ?
— Mademoiselle Stratford, vous n’êtes pas blessée ? »
Les hommes de Scotland Yard sortirent et l’inspecteur Trent entreprit de disperser les curieux.
« Bon sang, mais qu’est-ce qu’il lui a pris ? grommela Randolph. Je ne comprends rien à tout cela. »
Julie lui serrait le bras. Non, il ne savait pas ce que Henry avait fait. Lui-même n’aurait jamais cherché à nuire à père. Mais comment pouvait-elle en être sûre ? Sans réfléchir, elle le prit par le cou et l’embrassa sur la joue.
« Ne vous inquiétez pas, oncle Randolph. » Elle était au bord des larmes.
Randolph secoua la tête. Il se sentait humilié, un peu apeuré même, et elle était un peu triste de le voir dans cet état. Il s’en alla dans la rue, pieds nus, et les reporters s’élancèrent à sa poursuite.
Elle referma sa porte et se rendit dans la pièce de devant.
Le silence. Le chant de la fontaine dans le jardin d’hiver. Le pas d’un cheval, dans la rue. Rita frissonnait dans un coin et froissait son tablier entre ses doigts.
Ramsès se tenait au milieu de la pièce, immobile, les bras croisés. Et pour la première fois, elle comprit vraiment le sens du mot « royal ».
« Rita, laissez-nous, dit-elle à voix basse.
— Mais mademoiselle…
— Merci. »
Le silence à nouveau. Puis il s’avança vers elle. Pas l’ombre d’un sourire sur son visage, mais beaucoup de sérieux quand il étudia attentivement les traits de la jeune femme, ses habits, sa chevelure.
Que doit-il penser de ce peignoir de dentelle ? Est-ce qu’il croit que les femmes de notre époque portent ce genre de chose à la maison et dans la rue ? Non, ce n’était pas la dentelle qu’il regardait, mais la forme de ses seins, le contour de ses hanches. L’expression de son visage avait changé, elle était passionnée à présent. Il s’approcha un peu plus et elle sentit ses doigts tièdes se refermer sur son épaule.
« Non », dit-elle.
Elle secoua la tête avec insistance et recula. Elle ne voulait pas admettre qu’elle avait peur, elle ne voulait pas non plus admettre qu’un délicieux frisson lui avait parcouru tout le dos.
« Non », dit-elle à nouveau.
Il hocha la tête, recula et sourit. Il fit un petit geste de la main. Il prononça quelques mots latins. Elle y reconnut son nom, ainsi que regina et le mot correspondant à maison. Julie est reine dans sa maison.
Elle hocha la tête.
Son soupir de soulagement fut impossible à dissimuler. Elle tremblait de tous ses membres. S’en était-il aperçu ? Bien sûr que oui !
Il fit un geste pour attirer son attention.
« Panis, Julie, dit-il. Vinum. Panis. » Il fit la moue, comme s’il cherchait le mot exact. « Edere, dit-il en portant gracieusement la main à ses lèvres.
— Oh, je sais ce que tu veux dire. De la nourriture, c’est cela. Tu demandes du pain et du vin. » Elle courut jusqu’à la porte. « Rita, appela-t-elle. Il a faim. Apportez-lui quelque chose à manger. »
Elle se tourna pour le voir une nouvelle fois lui sourire avec chaleur. Il la trouvait agréable à regarder, n’est-ce pas ? Si seulement il savait qu’elle le trouvait irrésistible, qu’un instant plus tôt elle avait failli refermer les bras sur lui et… Non, il ne faut pas penser à cela. Surtout pas…